SUICIDE (OU MEURTRE ?) DUN CARICATURISTE AU BOUT DU ROULEAU
Son métier était d’imaginer le pire. Et cela afin de mieux nous faire prendre conscience de la pente inhumaine sur laquelle nous glissons le plus naturellement du monde sans oser nous l’avouer. Mais voilà ! Ces derniers temps, il n’y arrivait plus. Chaque fois qu’il pensait être (enfin !) aller trop loin dans l’excès, le lendemain même, ce qu’on nomme « la réalité » (et qui n’est bien souvent que le résultat agrégé de nos comportements, et surtout de nos non- comportements quotidiens) le rattrapait, voire le dépassait dans l’outrance. Ainsi pour prendre quelques exemples de ses caricatures (qu’il croyait à tort) grossièrement outrancières, bien trop vite tombées à son goût dans le « domaine public » (et faudra-t-il un jour déclarer les gens de son espèce « asocial par excès d’humanité » ?):
Courant années deux mille. Il se permet d’imaginer un président d’une grande puissance particulièrement cynique qui, pour mieux mettre la main sur des ressources énergétiques, va jusqu’à inventer de fausses preuves pour mener une guerre dévastatrice. Courant deux mille trois : Georges Bush le fait. Il est facilement démasqué (à se demander, tant ses mensonges étaient grossiers, s’il ne cherchait pas plutôt à provoquer et à mettre en évidence la non réaction qui allait suivre). Résultat objectif : des centaines de milliers de morts ( !!!), une région ravagée par le terrorisme ( !!!)et la montée d’une haine prononcée pour l’occident ( !!!). Conséquences pour lui et son équipe qui ont menti en toute connaissance de cause : Rien. « Dans ce monde, tout s’avale et se digère » comme notre homme le répétait de plus en plus souvent….
Courant années deux mille toujours. Notre homme se permet d’imaginer qu’une chaîne de télévision publique va jusqu’à inventer des faits divers graves et à diffuser en direct un attentat pour mieux faire monter l’audimat. Courant années deux mille, on voit sur Antenne deux des journalistes inventer de faux pédophiles et un meurtre d’enfant imaginaire !!!(« affaire d’Outreau »). Des journalistes qui se défausseront de leurs responsabilités en incriminant, une fois le pot aux roses découvert, le juge de l’affaire, alors que sur le moment ils le terrorisaient, à peine implicitement, par leur campagne de presse. « Ici, tout s’avale et se digère » (que l’on pense aussi au lynchage du bagagiste de Roissy, à la fausse agression du R.E.R, etc…)
..A peu de temps de là, notre homme, en rentrant tard chez lui le soir tombe sur un « reportage » de France trois : la diffusion des cris de victimes (enregistrés en direct sur des téléphones portables) de l’attentat de Madrid. Sans nul doutes, une information vitale pour l’auditeur : les victimes crient leur douleur quand une bombe explose sous leur nez….
Courant années deux mille toujours. Notre homme imagine dans une caricature qu’il croit sordide que, dans la France d’aujourd’hui, comme au temps de celle de Vichy, des policiers vont chercher dans les écoles des enfants, comme par hasard en majorité noirs et basanés. Deux jours après, de sa fenêtre, il voit son quartier quadrillé par la police comme au temps des plus belles rafles. Le ministre de l’époque déborde même carrément sa caricature en parlant d’un « délit de solidarité » pour ceux qui osent prendre le parti des « sans papiers ».
Courant années deux mille toujours. Croyant brosser le portrait d’un écologiste particulièrement cynique, il invente un homme qui fait des discours alarmistes tout en se permettant une consommation d’énergie phénoménale pour des motifs de loisirs secondaires. Années deux mille six deux mille sept, on apprend que AL Gore climatise une gigantesque maison et voyage uniquement dans des palaces climatisés pour faire ses conférences sur le réchauffement climatique. « Ici, tout s’avale et se digère ».
Courant années deux mille. Il imagine que ceux qui ont pour fonction de représenter et de défendre les « petites gens » à l’assemblée nationale, ceux qu’on dénomme les « socialistes », préfèrent renier leurs valeurs pour accéder à tout prix au pouvoir. Courant années deux mille deux, il entend Jospin dire « qu’il ne se sent plus socialiste » et cinq ans plus tard il entend Ségolène Royale défendre l’économie libérale, dire qu’elle veut « une France d’entrepreneurs », et surtout citer le Blairisme comme un modèle de réussite, alors qu’on y compte treize millions de pauvres ! « ici, tout s’avale et se digère » etc, etc…
Bref, où qu’il se tourne, les choses autrefois aberrantes, la malhonnêteté et le double jeu étaient devenues partout la norme ! Mais il semble que ce qui l’acheva fût deux choses particulièrement impensables pour lui. Sa compagne, qu’il aimait comme un fou, se laissa elle aussi contaminer par cette attitude sordide (faite d’inhumanité et de calcul cynique inavoué), sous prétexte qu’elle était générale, et que d’après elle on ne pouvait plus y échapper. Elle finit donc elle aussi par lui reprocher son « intransigeance » et son « manque d’indifférence », et elle le quitta pour cela même.. La seconde chose tout aussi grave qui contribua à l’achever, ce fût la trahison de maîtres à penser vers lesquels il aimait à se tourner quand tout allait mal. Ainsi il apprit par le plan B que Didier Eribon, qui venait d’écrire un livre magnifique sur l’immense responsabilité morale du parti socialiste dans le marasme de la gauche française pendant les vingt six années qui venaient de s’écouler, s’était fait rouler dans la farine par un animateur dans le vent à France Culture qui lui avait fait dire quasiment l’inverse de ce que son ouvrage démontrait. Il apprit aussi que Loïc Wacquant et Jacques Bouveresse (qui l’avait initié à Karl Kraus !), deux « fils spirituels » de Bourdieu, venaient de signer une pétition pour appeler à vôter Ségolène Royale dès le premier tour. Et cela non pas par seule stratégie réaliste pour faire barrage à Le Pen ou pour battre Sarksoy, mais parce qu’elle incarnait un projet porteur d’avenir radieux et ouvert….
Ce ne fûrent pas là« des gouttes d’eau qui font déborder un vase déjà bien plein », mais bien, selon sa propre expression quelques heures avant son « choix » (ou plus probablement celui que nous lui avons imposé ), « le choc de brocs d’eau à la file qui ont le pouvoir de vous casser la nuque »… Qu’un caricaturiste estime qu’une époque n’est plus caricaturable, n’est-ce pas là le pire des signes qu’elle puisse donner ?
Lionel Goutelle, le 22/06/07